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Marcel Proust to Gaston Gallimard [21 or 22 May 1919]

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[1]

Cher ami

Votre lettre[2] ne me persuade aucunement. Et je suis triste surtout que la mienne (c'est de l'avant-dernière[3] que vous parlez sans doute, car je ne vois pas ce qui pourrait avoir eu cet effet dans la dernière[4], ni d'ailleurs je dois dire dans l'avant-dernière) vous « désespère ». Je ne voudrais que votre joie et c'est donc moi qui suis désespéré. Vous jouez sur les mots quand vous dites que vous êtes éditeur et non imprimeur[5]. Car un éditeur a principalement parmi ses fonctions de faire imprimer ses livres. Vous avez été directeur de théâtre en Amérique et je pense que c'est à cela, bien plus qu'à la distinction que vous faites entre imprimeur et éditeur, que je dois d'avoir de l'Ombre des Jeunes filles en fleurs l'édition la plus sabotée qui se puisse voir. Admettons un instant que toutes les fautes soient de moi, il y a des correcteurs pour quelque chose. Vous me dites que vous avez été d'imprimeur en imprimeur, je vous en remercie et j'en suis confus, mais alors cela a été pour revenir au même, puisque c'est le même nom que celui qui m'a été dit en décembre quand on a quitté la Semeuse[6]. Il a peut-être d'ailleurs d'admirables qualités, mais je vous supplie de garder un double des pages qu'il a extraites de À l'Ombre des Jeunes filles en fleurs pour la Nouvelle Revue française. Nous les lirons un soir ensemble un soir au Ritz ou chez moi et vous verrez quel est ce prodige. Accordez-moi ce plaisir et je vous promets une vraie stupéfaction[7]. Cher ami et éditeur, vous paraissez me reprocher mon système de retouches[8]. Je reconnais qu'il complique tout (pas dans la chose de la Revue, en tous cas !). Mais quand vous m'avez demandé de quitter Grasset pour venir chez vous, vous le connaissiez, car vous êtes venu avec Copeau qui devant les épreuves remaniées de Grasset s'est écrié : « Mais c'est un nouveau livre ! ». Je m'excuse auprès de vous de deux façons, la première c'est en disant que toute qualité morale a pour fonction une différence matérielle. Puisque vous avez la bonté de trouver dans mes livres quelque chose d'un peu riche qui vous plaît, dites-vous que cela est dû précisément à cette surnourriture que je leur réinfuse en vivant, ce qui matériellement se traduit par ces ajoutages. Dites-vous aussi que si vous m'avez donné une grande preuve d'amitié en me demandant mes livres, c'est aussi par amitié que je vous les ai donnés. Quand je vous ai envoyé le manuscrit de Swann et que vous l'avez refusé, il pouvait y avoir intérêt pour moi à ce que l'éclat de votre maison illustrât un peu ce livre. Depuis qu'il a paru chez Grasset, il s'est fait je ne sais comment, tant d'amis, que je pouvais publier les suivants chez Grasset sans craindre qu'ils passassent inaperçus. J'ai obéi en les lui retirant et en les mettant chez vous à une pensée d'amitié, comme vous. Hélas, vous êtes parti, je n'ai cessé de recevoir des livres des autres (car il y a des éditeurs qui ont des imprimeurs, croyez en la pile d'ouvrages reçus et non coupés qui est dans ma chambre) mais pas d'épreuves. Je pense qu'elles viendront. Je n'ai plus les mêmes forces, et c'est peut-être moi à mon tour qui serai un peu lent. Pourvu que tout paraisse de mon vivant ce sera bien, et s'il en advenait[9] autrement j'ai laissé tous mes cahiers numérotés que vous prendriez et je compte alors sur vous pour faire la publication complète[10]. Je n'ai pas encore abordé d'autres points de votre lettre. Mais la fatigue m'arrête et je vous quitte en vous serrant la main

bien affectueusement

Marcel Proust

Je n'ai toujours pas reçu les droits d'auteur de Grasset. Je compte sur vous.

Au moment où cette lettre aurait dû être partie je reçois un mot charmant de Grasset me demandant de lui donner pour une Revue qu'il fonde avec Jean Dupuy à 200 000 exemplaires la primeur de mon livre[11]. Je vais lui répondre que c'est impossible mon livre paraissant incessamment. Je trouvais en effet Juin un détestable mois, mais il vaut mieux ne plus retarder d'un jour.

Notes

  1. Note 1
  2. Note 2
  3. Note 3
  4. Note 4
  5. Note 5
  6. Note 6
  7. Note 7
  8. Note 8
  9. Note 9
  10. Note 10
  11. Note 11
  12. Translation notes:
  13. Contributors: