CP 02915/en

From Corr-Proust Wiki
Revision as of 08:22, 7 January 2021 by Yorktaylors (talk | contribs) (Created page with "=[http://www.corr-proust.org/letter/02915 Marcel Proust to Robert de Billy <nowiki>[between 8 and 11 April 1915]</nowiki>]=")
(diff) ← Older revision | Latest revision (diff) | Newer revision → (diff)
Jump to navigation Jump to search
Other languages:

Marcel Proust to Robert de Billy [between 8 and 11 April 1915]

[1]

102 boulevard Haussmann

Mon cher Robert

Je n'aime pas beaucoup mêler le sentiment aux questions pratiques. Aussi je ne vous parle pas des chagrins qui m'ont littéralement anéanti depuis cet été. Depuis la guerre je vis dans l'anxiété pour tous ceux que j'aime (c'est-à-dire au fond même pour ceux que je ne connais pas et dont je me représente si vivement les souffrances), mais je n'ai pas pu m'empêcher d'être plus particulièrement tourmenté pour mon frère qui a connu de grands dangers dans l'Argonne, et particulièrement désespéré de la disparition de Bertrand de Fénelon[2].

Au milieu de tant de pensées que j'aimerais échanger avec vous (et je voudrais aussi tellement savoir votre impression, vos prévisions) cela m'ennuie bien de vous poser une question d'affaires et qui ne vous donnera d'ailleurs que l'ennui d'un simple renseignement à demander. Mon excuse de vous parler affaires est que si vous vous le rappelez j'avais l'été dernier une grosse « position » à terme et d'emprunt sur titres et vous pouvez deviner ce que tout cela est devenu depuis la guerre et dans quels embarras je peux être. Vous pourriez même peut-être sur certains d'entre eux me donner de bons conseils. Mais ce serait trop long à expliquer et puis en ce moment on n'a vraiment pas le courage de parler de tout cela, on pense trop à autre chose. Le seul renseignement que je voudrais avoir par vous et que vous m'aviez déjà obtenu une fois mais si vague, si quelconque, et comme la Maison Mirabaud[3] l'eût donné à un passant, touche à la Doubowaïa Balka. Je voudrais savoir si cette valeur qui a beaucoup baissé depuis les cours où je l'ai achetée un peu avant la division des actions, est considérée par la Maison Mirabaud[4] comme une excellente valeur, destinée à retrouver les cours où elle était alors (je ne dis pas les cours où elle était avant la guerre et qui étaient déjà plus bas de beaucoup) ou si au contraire il serait sage de la sacrifier. En effet je l'ai achetée à l'aide d'un prêt sur titres[5], c'est dire qu'elle me coûte 7 % d'intérêts, sans m'en rapporter aucun. Si ses cours doivent monter beaucoup cela peut valoir la peine de continuer. Je serais heureux que la Maison Mirabaud vous donnât des précisions à cet égard[6].

Je vais passer ces jours-ci un conseil de contre-réforme et le hasard mène tellement le monde que je serai peut-être « pris » quand tant de gens bien portants se promènent[7]. Je ne le désire pas car je sais de quelle inutilité je serais, et en revanche que mon dernier reste de santé y sombrerait avant que j'aie pu terminer mon ouvrage. Je n'ai cessé d'être fort malade depuis que je vous ai vu et c'est presque une consolation ; on est moins honteux de soi que si on était bien portant et gai quand tant de gens souffrent et meurent. Mais j'aimerais encore mieux être bien portant et utile. Du moins mon frère l'est ; depuis huit mois il n'a pas cessé une seconde de l'être et souvent dans des circonstances tragiques qui l'ont fait citer à l'ordre du jour de l'armée[8]. Reynaldo est dans l'Argonne probablement pas très loin de Robert[9]. Dans la mesure où vous pourrez me dire vos impressions sur tout cela vous me ferez grand plaisir. Quant à la Doubowaïa c'est au contraire un renseignement précis que je vous demande, si vous pouvez me le donner, précis et sincère. Dites-moi comment Madame de Billy, vos filles, vos parents, ont traversé ces mois terribles.

Présentez-leur mes respectueux hommages et croyez à la tendre affection de votre

Marcel Proust

Présentez je vous prie mes respectueux hommages à Monsieur et Madame Barrère[10]. Et à Primoli s'il est à Rome[11]. Si je n'étais pas « pris » croyez-vous que je pourrais risquer un séjour à Venise pour ma fièvre des foins, à supposer que je fusse en état de quitter mon lit et d'être transporté, ce qui est douteux.

[12] [13]

Notes

  1. Note 1
  2. Note 2
  3. Note 3
  4. Note 4
  5. Note 5
  6. Note 6
  7. Note 7
  8. Note 8
  9. Note 9
  10. Note 10
  11. Note 11
  12. Translation notes:
  13. Contributors: