CP 05410/en

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Marcel Proust à Samuel Pozzi [le 14 ou 15 octobre 1914]

(Cliquez le lien ci-dessus pour consulter cette lettre et ses notes dans l’édition numérique Corr-Proust, avec tous les hyperliens pertinents.)

[1]

Cher Monsieur

Ce n’est pas, je vous jure, fléchissement d’une gratitude que chaque jour grandit, si je ne vous ai pas écrit tout de suite. Déjà confus que vous eussiez, malgré mes recommandations, pris la peine de m'écrire, au moment où vous vous surmenez à préparer des victoires et où vos correspondants attendent de vous non pas même la « brevitas » mais le « silentium » du général[2], chaque jour j’ai cru être le lendemain en état de passer chez vous. Mais ma crise s’est prolongée plus que je n’aurais cru. Je pense être en état de causer quelques secondes avec vous d’un jour à l’autre. Ce sera bien assez tôt pour ce que j’ai à vous demander, mais pas assez tôt pour vous dire ma reconnaissance. J’étais malheureux de l’avoir tue jusqu’ici et c’est pour cela que je vous écris. Vous savez peut-être que votre élève, mon frère, ne se montre pas indigne d’un tel maître[3]. Ses infirmières ont écrit à leur présidente[4] qu’il faisait l’admiration de tous par son courage et son sang-froid. Hélas qui dit courage (elles ont même écrit « héroïsme ») dit danger couru[5]. Et les nouvelles de l’investissement possible de Verdun ne sont pas pour diminuer mon anxiété[6]. Mais c’est déjà trop d’en parler, puisque il n’y a pas en ce moment un Français qui n’ait à craindre pour des vies chères et à s’enorgueillir de vies offertes en sacrifice. Un dernier mot cher Monsieur, il est bien entendu que vous permettrez (vous me rendrez ainsi doublement service sans cela je n’oserais pas) que je vienne en client. Cela ne me privera en rien de la douceur d’être appelé « ami », et cela la laissera plus pure de scrupules. Les termes de client et d’ami n’ont rien d’inconciliable. Vous savez mieux que personne par quelles belles synthèses on peut résoudre de telles antithèses, vous qui avez si bien opposé puis réuni « maître » et « égal » dans votre réponse à la Barre[7].

Veuillez agréer cher Monsieur l’hommage de mes sentiments bien respectueux et reconnaissants.

Marcel Proust

[8] [9]

Notes

  1. Note 1
  2. Note 2
  3. Note 3
  4. Note 4
  5. Note 5
  6. Note 6
  7. Samuel Pozzi avait été appelé comme témoin, le 25 juillet 1914, à la Cour d'Assises de la Seine dans un procès qui avait fait grand bruit, celui de Mme Caillaux. Le 16 mars 1914, Henriette Caillaux avait tiré sur Gaston Calmette, directeur du Figaro, quatre coups de pistolet browning pour mettre fin à une campagne de déstabilisation que Calmette menait contre son mari, Joseph Caillaux, ministre des Finances. L'une des balles ayant traversé l'artère iliaque, Calmette était mort d'une hémorragie interne en quelques heures. Les trois éminents chirurgiens de la clinique de Neuilly où, moribond, il avait été conduit, avaient jugé nécessaire de le ranimer et de stabiliser son état avant de tenter une opération, qui avait échoué. Mme Caillaux avait choisi comme avocat l'ancien défenseur de Dreyfus, Me Henri Labori. Sa stratégie consistait à interroger divers chirurgiens pour suggérer que Calmette ne serait pas mort de ses blessures s'il avait été opéré plus rapidement. À la barre, Pozzi s'était déclaré partisan, par principe, de l'intervention rapide, position qui confortait la thèse de la défense, mais il avait refusé de mettre en cause la compétence et les décisions de ses confrères. À la question de Me Labori : « N'avez-vous pas été le maître de M. le professeur Hartmann [l'un des trois chirurgiens] ? », il avait répondu : « M. Hartmann veut bien m'appeler son maître, mais je le considère absolument comme mon égal. » (« L'assassinat de Gaston Calmette », Le Figaro, 26 juillet 1914, p. 7, colonne 3). [LJ, FL]
  8. (Notes de traduction)
  9. (Contributeurs)