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Marcel Proust à Henri de Régnier [le vendredi 12 décembre 1919]

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[1]

Cher Monsieur et ami

Votre lettre m'a profondément touché, ces gentilles félicitations pour si peu de chose[2]. Et j'allais vous répondre, malgré l'état où je suis, quand un mot charmant de Madame de Régnier me ravit, me désole[3]. Comme il pose pour moi un problème académique, je me permets dans cette lettre d'en discuter avec vous, pour ne pas redire les mêmes choses deux fois, et demain j'écrirai à Madame de Régnier pour la remercier, en lui disant que je vous ai parlé de la partie académique et sans l'ennuyer de nouveau. Je dis de nouveau parce que je sais que vous ne faites qu'un tous les deux et que ce que je vais vous dire elle le saura aussitôt. Madame de Régnier me dit que ce prix Goncourt pour moi, elle serait presque tentée de le regretter car elle était en train de travailler pour moi pour le Grand Prix de l'Académie[4]. D'une autre personne qu'elle, je croirais que c'est une amabilité rétrospective, sans vérité. Mais je sais — depuis les temps lointains des « Canaques » [5] — qu'elle est la franchise même. Aussi je suis touché plus que je ne puis dire et d'autre part très perplexe, je vais, si mes forces peuvent me soutenir jusqu'au bout de cette lettre, vous dire pourquoi. Je ne me souviens pas exactement de l'époque où je vous ai parlé du Grand Prix de littérature (et comment aurais-je pu espérer que Madame de Régnier travaillerait pour moi alors que vous aviez pris position — vous me l'avez dit avec une franchise et une délicatesse extrêmes — pour un autre)[6] mais il me paraît probable que je ne vous ai pas parlé du prix Goncourt. Voici la raison : c'est que je n'y songeais nullement et n'avais pas envoyé mes livres aux académiciens. Mais (je crois bien depuis ma correspondance avec vous) comme je disais à Reynaldo Hahn (lequel quittait Léon Daudet) combien je regrettais que celui-ci n'aimât pas mes livres et n'en perçût pas la composition voilée mais rigoureuse, Reynaldo me répondit qu'au contraire comme quelqu'un avait parlé du prix Goncourt et d'un candidat, Léon Daudet avait répondu : « Ce n'est pas mon avis ; je trouve supérieure l'œuvre de Proust, Du côté de chez Swann et Jeunes filles en fleurs et c'est pour lui que je voterai »[7]. Quand j'appris cela j'envoyai à tout hasard mon livre aux académiciens Goncourt mais après m'être informé et après avoir reçu l'assurance que le prix Goncourt, s'il excluait celui de La Vie heureuse[8], n'excluait nullement celui de l'Académie française. J'ajoute que je ne me croyais aucune chance pour le prix Goncourt, j'appris peu à peu que M. Élémir Bourges et Rosny aîné plaçaient très haut mes livres, mais je ne savais pas qu'ils batailleraient pour eux. Je ne savais même pas quand était le prix Goncourt. Et quand Léon Daudet vint m'annoncer que je l'avais, ce fut comme un cadeau de jour de l'an que j'aurais reçu à Noël et une année où on ne croyait pas avoir d'étrennes. Malheureusement la lettre de Madame de Régnier (mais vais-je pouvoir aller jusqu'au bout de cette lettre) semble indiquer que contrairement à ce qu'on m'avait dit, le prix Goncourt exclut celui de l'Académie. Si cela est (elle ne me le dit pas mais il me semble que cela ressort de sa lettre) puis-je l'espérer pour l'an prochain ? J'aurais grand intérêt à le savoir, voici pourquoi. Je compte faire paraître tous ensemble mes autres volumes, qui sont faits depuis 1914. Or l'un d'eux, sans tendances immorales (plutôt le contraire ; bien involontairement) est malgré cela d'une telle crudité qu'il empêcherait le Prix de l'Académie. J'aimerais donc mieux attendre pour les faire paraître. Comme j'ai été ruiné en 1913, un prix ne m'est pas indifférent. Et celui des Goncourt va manquer son effet de vente du livre, car mon éditeur avait négligé de me dire que l'ouvrage était épuisé, et le temps qu'il fasse « retirer », les quelques personnes qui font attention au prix Goncourt l'auront oublié. Certes, il est très vrai comme l'a écrit je ne sais quel journal dans un article, pour le reste absurde, qu'il est fâcheux de recevoir des prix à un âge où on en décerne plutôt. Mais comme je ne pense pas que j'aie jamais chance d'être membre de l'Académie française, j'aimerais mieux le Grand Prix de littérature qui me ferait lire de quelques personnes et mettrait un peu de lumière sur mon nom resté inconnu, j'aimerais mieux le Grand Prix de littérature que rien. Je crois (sans leur avoir jamais parlé de tout cela) que pas mal d'académiciens me seraient favorables. Je n'ai encore envoyé mon livre ni à France ni à Barrès, pour la même raison qui fait que je l'ai envoyé incomplètement au ménage Régnier, le manque de premières éditions. Mais je sais, quoique ne les ayant pas vus depuis quinze ans, leurs sentiments pour moi. Le hasard fait que des académiciens qui littérairement sembleraient devoir m'être hostiles, me sont au contraire favorables. J'ai reçu hier une longue lettre de félicitations d'Henry Bordeaux[9] que je n'ai pas vu depuis vingt-cinq ans. Peut-être si cela ennuie l'Académie de couronner le même livre que les Goncourt[10], pourrait-elle couronner l'œuvre (À la recherche du temps perdu, Pastiches et mélanges, Les Plaisirs et les Jours).

Vous me direz votre avis et je vous envoie, en vous demandant de les agréer et de les partager avec Madame de Régnier, mes hommages de respectueuse et reconnaissante admiration.

Marcel Proust

[11] [12]

Notes

  1. Note 1
  2. Note 2
  3. Note 3
  4. Note 4
  5. Note 5
  6. Note 6
  7. Note 7
  8. Note 8
  9. Note 9
  10. Note 10
  11. Translation notes:
  12. Contributors: