CP 03787

From Corr-Proust Wiki
Revision as of 23:46, 5 July 2022 by Nstrole (talk | contribs)
(diff) ← Older revision | Latest revision (diff) | Newer revision → (diff)
Jump to navigation Jump to search


Other languages:

Marcel Proust à Anna de Noailles [les 26 et 27 mai 1919]

(Cliquez le lien ci-dessus pour consulter cette lettre et ses notes dans l’édition numérique Corr-Proust, avec tous les hyperliens pertinents.)


102 boulevard Haussmann[1]

Madame,

Avec quel bonheur de résurrection j'ai vu après tant d'années les arceaux merveilleux de cette Écriture, desquels il semble qu'ils suffiraient à protéger le céleste Jardin que gardait l'Ange (devenu inutile) porteur de l'épée flamboyante[2]. Cette gentillesse de m'écrire ainsi, et si vite (qui cito dat, bis dat) [3] m'a ramené aux sentiments anciens que vous aviez depuis un peu martyrisés. Et je suis triste de penser, au moment de ce regain de respectueuse tendresse, que trois livres de moi vont paraître dans huit jours[4], où la place vous est faite par le hasard si petite, les quelques lignes du pastiche de Renan que vous connaissez[5], une ligne d'un pastiche de Saint-Simon nouveau que vous ne connaissez pas[6] (peut-être un mot dans les « Mélanges » [7] je ne sais pas, ce n'est pas moi qui ai confectionné la sélection). Je n'oublierai pas votre gentillesse d'aujourd'hui et j'aurai l'occasion, pas très lointaine, de traduire dignement ma gratitude. Mais je souffre de ne pas avoir sollicité et reçu ce mot de vous un mois plus tôt, quand j'aurais pu mettre dans le livre ce que maintenant je ne peux plus mettre que dans un autre[8].

C'est Monsieur de Noailles aussi que je voudrais remercier (comme la guerre l'a encore embelli !). Je trouverai un moyen. Qu'il est bon de s'être rappelé de vous parler de cela[9], dites-lui je vous en prie (vraiment, n'oubliez pas de lui dire) combien j'en ai été ému.

Ai-je besoin de vous dire que votre admirable lettre n'a été pour moi qu'un dessin sans prix car je n'ai pu déchiffrer un seul mot. Seul le nom de Bernstein est apparu et j'ai compris pourquoi il venait là[10]. Mais bien avant d'oser vous ennuyer de cela, il y a déjà des mois, je lui avais fait téléphoner et il avait comme moi égaré l'adresse. Cela n'a pas d'importance puisque Guiche (qui a été sublime pour moi dans toute cette affreuse histoire de déménagement, est allé voir les gérants, a tiré d'eux de l'argent pour moi alors que je croyais leur en devoir) a chargé son ingénieur de rechercher les maisons de liège susceptibles de convertir ma subérine[11] en bouchons.

Daignez agréer, Madame, ma respectueuse admiration reconnaissante

Marcel Proust

Après vous avoir écrit, je regarde une cinquantième fois le beau dessin arabesque, et voici que les mots « Cité du Retiro », un Élysée en Élysée qui nommé par vous devient les « Champs Élysées », brillent en lettres de feu. J'enverrai demain Cité du Retiro[12] savoir à quoi cette mystérieuse adresse peut correspondre. Sans doute y trouverai-je le placement de mon liège qui n'est pas répartissable dans le logis pour lequel je quitte le boulevard Haussmann. (Je le quitte parce que la Maison a été vendue à un banquier qui en bon M. Josse[13] veut en faire une banque, et pour cela, fait partir tous les locataires, sans comprendre qu'il y en a au moins un qu'il tue en le déracinant.) Je crois du reste que les forts, même de Liège, ont fait leur temps[14]. Et j'ai l'idée qu'il vaudrait mieux transporter les moyens de défense dans l'oreille. Madame Simone m'a parlé de boules d'ivoire[15] (comme j'aimerais avoir des précisions là-dessus !), la duchesse de Guiche d'ouate vaselinée. Mais sans doute ces dames sont moins sensibles au bruit que moi qui suis terriblement malade, mourant.


[16] [17]

Notes

  1. Cette lettre remercie Anna de Noailles de son pneumatique (au sujet des fournisseurs de liège) du lundi [26 mai 1919], reçu par Proust le jour même, comme l'indiquent les dates des cachets postaux d'envoi et de réception (voir CP 03786 ; cf. Kolb, XVIII, n° 105). Proust l'ayant reçu peu après 16 heures (heure du cachet de réception : 16 h 05), sa réponse peut donc dater du même lundi 26 mai, s'il a écrit sa réponse aussitôt, dans la soirée ou la nuit, selon son habitude. Le post-scriptum est cependant légèrement plus tardif, Proust ayant relu le billet pour déchiffrer l'adresse du fournisseur, difficilement lisible du fait des habitudes graphiques de sa correspondante. Écrite en deux temps, cette lettre date donc vraisemblablement des 26 et 27 mai 1919. [PK, FL]
  2. Allusion à l'Ancien Testament : « Genèse », III, 24. Il ne s'agit pas d'un Ange, mais de deux chérubins. — Dans Sodome et Gomorrhe I (RTP, III, p. 32), confondant (volontairement ?) l'épisode de la destruction de Sodome (« Genèse », III, 18-19) avec l'expulsion d'Adam et Ève du jardin des délices (ibid., III, 22-24), Proust imagine qu'aux portes de Sodome avaient été placés deux anges à « l'épée flamboyante » pour empêcher les habitants de fuir, mais que ces derniers les auraient bernés. Dans l'épisode d'Adam et Ève auquel il fait allusion dans la présente lettre, en revanche, les gardiens du jardin des délices ne sont pas du tout « inutiles », puisqu'ils empêchent bel et bien les coupables de retourner dans ce paradis désormais perdu. Il est donc possible que Proust soit en train de préparer les pages de Sodome I qui entrelacent ces deux épisodes. [PK, ChC, FL]
  3. Au sujet de ce célèbre adage latin, lieu commun du discours de remerciement que Proust utilise fréquemment dans sa correspondance, voir CP 05413, note 6. [FL]
  4. Proust pense à ses publications prévues pour le mois de juin : Pastiches et mélanges, la réédition de Du côté de chez Swann, et À l'ombre des jeunes filles en fleurs. [ChC]
  5. Voir Pastiches et Mélanges, Paris, Éd. de la Nouvelle Revue française, 1919, p. 57 et note 1. (PM, p. 37-38, et note * p. 38-39.) — Le pastiche de Renan (sur l'Affaire Lemoine) avait paru dans le « Supplément littéraire » du Figaro du 21 mars 1908 ; la référence à Anna de Noailles y était déjà présente. [PK]
  6. Voir Pastiches et Mélanges, op. cit., p. 76-77. (PM, p. 51-52.) [PK]
  7. Il existe en effet dans la partie « Mélanges » deux références aimables à la comtesse de Noailles dans l'essai « John Ruskin »,provenant des chapitres III et IV de la préface de Proust à sa traduction de La Bible d'Amiens (1904) : voir Pastiches et Mélanges, op. cit., p. 165, note 1 appendue à la page 164, et p. 195, note 2 appendue à la page 194. (Voir PM, p. 118, note *, et p. 140, note **.) — Étant donné le travail de montage opéré pour cet article ainsi que les modifications apportées à d'autres (voir les notices à PM dans l'édition de la Pléiade, p. 722-726, p. 756, etc.), il est difficile de penser que la « sélection » des textes pour les Mélanges aurait été effectuée par des collaborateurs de la NRF sans sa participation active. [PK, ChC, FL]
  8. L'achevé d'imprimer de Pastiches et Mélanges datant du 25 mars 1919, ce n'est pas « un mois plus tôt » mais plus de deux mois plus tôt que Proust aurait pu encore y glisser quelques références aimables à Anna de Noailles. Quant à À l'ombre des jeunes filles en fleurs, son achevé d'imprimer date du 30 novembre 1918. [PK, FL]
  9. Proust avait rencontré Mathieu de Noailles chez la princesse Edmond de Polignac le dimanche soir 25 mai, et l'avait prié de demander à sa femme de lui rappeler l'adresse du fournisseur du liège dont il avait revêtu les murs de sa chambre en 1910. Voir à ce propos sa lettre à Jacques Porel du [mardi 27 mai 1919] (CP 03788 ; cf. Kolb, XVIII, n° 107, note 8). [PK, FL]
  10. « M. Henry Bernstein, à qui le bruit étant insupportable, adopta le premier des parois de liège dans son appartement. Marcel Proust et moi l'imitâmes, grâce à quoi le travail et parfois le sommeil devinrent possibles. » (Information fournie par Anna de Noailles, CG, t. 2, p. 213, note 1.) [PK, FL]
  11. La subérine est le constituant principal du liège (suber, en latin). Au sujet des propriétés et fonctions de ce polymère, voir par exemple la notice de Wikipédia. [FL]
  12. Dans son pneumatique, Anna de Noailles, qui avait perdu elle aussi l'adresse du fournisseur de liège, donne à Proust (avec une légère inexactitude : « 5 Cité du Retiro », au lieu du 6 bis / 15) l'adresse de la Maison Leys, artisans tapissiers et ébénistes, qui pourrait peut-être le renseigner. [ChC, FL]
  13. Allusion à l'Amour médecin de Molière, acte I, scène 1. Sganarelle dit : « Vous êtes orfèvre, M. Josse, et votre conseil sent son homme qui a envie de se défaire de sa marchandise. » [PK]
  14. Au sujet des forts de Liège, voir l'allusion qu'y faisait Anna de Noailles dans son pneumatique du lundi [26 mai 1919] (CP 03786, note 3 ; cf. Kolb, XVIII, n° 105) auquel Proust répond ici. Mais alors que sa correspondante mettait l'accent sur leur « héroïque » résistance, Proust souligne ici avec plus de pertinence à quel point ces forteresses sont devenues inutiles avec la première guerre mondiale, qui a mis au point les bombardements aériens. [FL]
  15. Il s'agit sans doute des boules Quiès. Proust décrira dans Le Côté de Guermantes les expériences qu'il fera avec ces boules. Voir le célèbre morceau sur le silence artificiellement obtenu grâce aux boules Quiès : « Certes il arrive quelquefois qu'un malade auquel on a hermétiquement bouché les oreilles n'entende plus le bruit d'un feu pareil à celui qui rabâchait en ce moment dans la cheminée de Saint-Loup […] ; n'entende pas non plus le passage des tramways dont la musique prenait son vol, à intervalles réguliers, sur la grand'place de Doncières. Alors, que le malade lise, et les pages se tourneront silencieusement comme si elles étaient feuilletées par un dieu. La lourde rumeur d'un bain qu'on prépare s'atténue, s'allège et s'éloigne comme un gazouillement céleste […]. [Q]u'on épaississe encore les boules qui ferment le conduit auditif, elles obligent au pianissimo la jeune fille qui jouait au-dessus de notre tête un air turbulent ; qu'on enduise l'une de ces boules d'une matière grasse, aussitôt son despotisme est obéi par toute la maison, ses lois mêmes s'étendent au dehors. Le pianissimo ne suffit plus, la boule fait instantanément fermer le clavier et la leçon de musique est brusquement finie ; le monsieur qui marchait sur notre tête cesse d'un seul coup sa ronde ; la circulation des voitures et des tramways est interrompue comme si on attendait un Chef d'État. » (RTP, II, 374-375.) [PK, ChC]
  16. (Notes de traduction)
  17. (Contributeurs)