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Marcel Proust à Madame Scheikévitch [peu après le mercredi 3 novembre 1915]

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[1]

À Madame Scheikévitch

Madame, vous voulez savoir ce que Mme Swann est devenue en vieillissant. C'est assez difficile à vous résumer. Je peux vous dire qu'elle est devenue plus belle : « Cela tenait surtout à ce qu'arrivée au milieu de la vie, Odette s'était enfin découvert, ou inventé, une physionomie personnelle, un «  caractère » immuable, un « genre » de beauté ; et sur ses traits décousus – qui pendant si longtemps, livrés aux caprices hasardeux et impuissants de la chair, prenant, à la moindre fatigue, des années pour un instant, une sorte de vieillesse passagère, lui avaient composé tant bien que mal, selon son humeur et selon sa mine, un visage épars, journalier, informe et charmant – elle avait appliqué ce type fixe comme une « jeunesse immortelle[2] ».

Vous verrez sa société se renouveler[3] ; pourtant (sans en savoir la raison qu'à la fin) vous y retrouverez toujours Mme Cottard[4] qui échangera avec Mme Swann des propos comme ceux-ci : « Vous me semblez bien belle dit Odette à Mme Cottard. Redfern fecit[5] ? » « Non vous savez que je suis une fidèle de Raudnitz[6]. Du reste c'est un retapage. » « Hé bien, cela a un chic ! » « Combien croyez-vous ? » « Non, changez le premier chiffre[7] » « Oh ! c'est très mal vous donnez le signal du départ, je vois que je n'ai pas de succès avec mon thé. Prenez donc encore un peu de ces petites saletés-là, c'est très bon[8] ».

Mais j'aimerais mieux vous présenter les personnages que vous ne connaissez pas encore, celui surtout qui joue le plus grand rôle et amène la péripétie[9], Albertine. Vous la verrez quand elle n'est encore qu'une « jeune fille en fleurs » à l'ombre de laquelle je passe de si bonnes heures à Balbec[10]. Puis quand je la soupçonne sur des riens, et pour des riens aussi lui rends ma confiance – « car c'est le propre de l'amour de nous rendre à la fois plus défiant et plus crédule[11] ». — J'aurais dû en rester là. « La sagesse eût été de considérer avec curiosité, de posséder avec délices cette petite parcelle de bonheur à défaut de laquelle je serais mort sans avoir jamais soupçonné ce que le bonheur peut être pour des cœurs moins difficiles ou plus favorisés. J'aurais dû partir, m'enfermer dans la solitude, y rester en harmonie avec la voix que j'avais su rendre un instant amoureuse et à qui je n'aurais dû plus rien demander que de ne plus s'adresser à moi, de peur que par une parole nouvelle qui ne pouvait plus être que différente, elle vînt blesser d'une dissonance le silence sensitif où, comme grâce à quelque pédale, aurait pu survivre la tonalité du bonheur[12]. » Du reste peu à peu je me fatigue d'elle, le projet de l'épouser ne me plaît plus ; quand, un soir, au retour d'un de ces dîners chez « les Verdurin à la campagne » où vous connaîtrez enfin la personnalité véritable de M. de Charlus[13], elle me dit en me disant bonsoir que l'amie d'enfance dont elle m'a souvent parlé, et avec qui elle entretient encore de si affectueuses relations, c'est Mlle Vinteuil. Vous verrez la terrible nuit que je passe alors, à la fin de laquelle je viens en pleurant demander à ma mère la permission de me fiancer à Albertine[14]. Puis vous verrez notre vie commune pendant ces longues fiançailles, l'esclavage auquel ma jalousie la réduit, et qui, réussissant à calmer ma jalousie, fait évanouir, du moins je le crois, mon désir de l'épouser[15]. Mais un jour si beau que pensant à toutes les femmes qui passent, à tous les voyages que je pourrais faire, je veux demander à Albertine de nous quitter, Françoise en entrant chez moi me remet une lettre de ma fiancée qui s'est décidée à rompre avec moi et est partie depuis le matin. C'était ce que je croyais désirer ! et je souffrais tant que j'étais obligé de me promettre à moi-même qu'on trouverait d'ici le soir un moyen de la faire revenir[16]. « J'avais cru tout à l'heure que c'était ce que je désirais. En voyant combien je m'étais trompé, je compris combien la souffrance va plus loin en psychologie que le meilleur psychologue, et que la connaissance des éléments composants de notre âme, nous est donnée non par les plus fines perceptions de notre intelligence mais – dure, éclatante, étrange comme un sel soudain cristallisé – par la brusque réaction de la douleur[17]. » Les jours suivants je peux à peine faire quelques pas dans ma chambre, « je tâchais de ne pas frôler les chaises, de ne pas apercevoir le piano, ni aucun des objets dont elle avait usé et qui tous, dans le langage particulier que leur avaient fait mes souvenirs, semblaient vouloir me traduire à nouveau son départ. Je tombai dans un fauteuil, je n'y pus rester, c'est que je ne m'y étais assis que quand elle était encore là ; et ainsi à chaque instant il y avait quelqu'un des innombrables et humbles moi qui nous composent, à qui il fallait notifier son départ, à qui il fallait faire écouter ces mots inconnus pour lui : « Albertine est partie[18]. » Et ainsi pour chaque acte, si minime qu'il fût, qui auparavant baignait dans l'atmosphère de sa présence, il me fallait, à nouveaux frais, avec la même douleur, recommencer l'apprentissage de la séparation. Puis la concurrence des autres formes de la vie... Dès que je m'en aperçus je sentis une terreur panique. Ce calme que je venais de goûter, c'était la première apparition de cette grande force intermittente qui allait lutter contre la douleur, contre l'amour et finirait par en avoir raison[19]. » Il s'agit de l'oubli mais la page est déjà à demi couverte et je suis obligé de passer tout cela si je veux vous dire la fin. Albertine ne revient pas, j'en arrive à souhaiter sa mort pour qu'elle ne soit pas à d'autres. « Comment Swann avait-il pu croire jadis que si Odette périssait victime d'un accident, il eût retrouvé sinon le bonheur, du moins le calme par la suppression de la souffrance. La suppression de la souffrance ! Ai-je vraiment pu le croire, croire que la mort ne fait que biffer ce qui existe[20]. » J'apprends la mort d'Albertine.

Pour que la mort d'Albertine eût pu supprimer mes souffrances, il eût fallu que le choc l'eût tuée non seulement hors de moi comme il avait fait, mais en moi. Jamais elle n'y avait été plus vivante. Pour entrer en nous, un être est obligé de prendre la forme, de se plier au cadre du Temps ; ne nous apparaissant que par minutes successives, il n'a jamais pu nous livrer de lui qu'un seul aspect à la fois, nous débiter de lui qu'une seule photographie. Grande faiblesse sans doute pour un être de ne consister qu'en une collection de moments ; grande force aussi : car il relève de la mémoire et la mémoire d'un certain moment n'est pas instruite de ce qui s'est passé depuis ; le moment qu'elle a enregistré dure encore et avec lui vit l'être qui s'y profilait. Émiettement d'ailleurs qui ne fait pas seulement vivre la morte mais la multiplie. Quand j'étais arrivé à supporter le chagrin d'avoir perdu une de ces Albertine, tout était à recommencer avec une autre, avec cent autres. Alors ce qui avait fait jusque-là la douceur de ma vie, la perpétuelle renaissance des moments anciens, en devint le supplice[21]. (Diverses heures, saisons.) J'attends que l'été finisse, puis l'automne. Mais les premières gelées me rappellent d'autres souvenirs si cruels, qu'alors, comme un malade (qui se place lui au point de vue de son corps, de sa poitrine et de sa toux, mais moi moralement) je sentis ce que j'avais encore le plus à redouter pour mon chagrin, pour mon cœur, c'était le retour de l'hiver. Lié à toutes les saisons, pour que je perdisse le souvenir d'Albertine, il aurait fallu que je les oubliasse toutes, quitte à les réapprendre comme un hémiplégique qui rapprend à lire. Seule une véritable mort de moi-même m'eût consolé de la sienne. Mais la mort de soi-même n'est pas chose si extraordinaire, elle se consomme malgré nous chaque jour[22].

Puisque rien qu'en pensant à elle, je la ressuscitais, ses trahisons ne pouvaient jamais être celles d'une morte ; l'instant où elle les avait commises, devenait l'instant actuel non pas seulement pour elle mais pour celui de mes « moi » évoqués, qui la contemplais. De sorte qu'aucun anachronisme ne pourrait jamais séparer le couple indissoluble où à chaque nouvelle coupable, s'appariait aussitôt un jaloux toujours contemporain[23]. Après tout, il n'est pas plus absurde de regretter qu'une morte ignore qu'elle n'a pas réussi à nous tromper, que de désirer que dans deux cents ans notre nom soit connu. Ce que nous sentons existe seul pour nous, nous le projetons dans le passé, dans l'avenir, sans nous laisser arrêter par les barrières fictives de la mort[24].

Et quand mes grands souvenirs ne me la rappelèrent plus, de petites choses insignifiantes eurent ce pouvoir. Car les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire elle-même régie par l'Habitude laquelle affaiblit tout. Et ainsi ce qui nous rappelle le mieux un être, c'est justement ce que nous avions oublié parce que c'était sans importance[25].

Je commençai à subir peu à peu la force de l'oubli, ce puissant instrument d'adaptation à la réalité, destructeur en nous de ce passé survivant qui est en constante contradiction avec elle. Non pas que je n'aimasse plus Albertine. Mais déjà je ne l'aimais plus comme dans les derniers temps mais comme en des jours plus anciens de notre amour. Avant de l'oublier tout à fait, il me faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route, au point d'où il est parti, avant d'atteindre à l'indifférence initiale traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels j'avais passé. Mais ces étapes ne nous semblent pas immobiles. Tandis que l'on est arrêté à l'une d'elles, on a l'illusion que le train repart dans le sens du lieu d'où l'on vient comme on avait fait la première fois. Telle est la cruauté du souvenir[26].

Albertine n'aurait rien pu me reprocher. On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient, on ne peut se souvenir que de ce qu'on a connu. Mon moi nouveau tandis qu'il grandissait à l'ombre de l'ancien qui mourait avait souvent entendu celui-ci parler d'Albertine. À travers les récits du moribond, il croyait la connaître, l'aimer. Mais ce n'était qu'une tendresse de seconde main[27].

Comme certains bonheurs, il y a des malheurs qui nous arrivent trop tard, quand ils ne peuvent plus prendre en nous la grandeur que plus tôt ils auraient eue[28]. Quand j'appris cela j'étais déjà consolé. Et il n'y avait pas lieu d'en être étonné. Le regret est bien un mal physique, mais entre les maux physiques, il faut distinguer ceux qui n'agissent sur le corps que par l'intermédiaire de la mémoire. Dans le dernier cas le pronostic est généralement favorable. Au bout de quelque temps un malade atteint de cancer sera mort. Il est bien rare qu'un veuf inconsolable au bout du même temps ne soit pas guéri[29].

Hélas Madame le papier me manque au moment où ça allait devenir pas trop mal !

Votre Marcel Proust


Notes

  1. Note 1
  2. Note 2
  3. Note 3
  4. Note 4
  5. Note 5
  6. Note 6
  7. Note 7
  8. Note 8
  9. Note 9
  10. Note 10
  11. Note 11
  12. Note 12
  13. Note 13
  14. Note 14
  15. Note 15
  16. Note 16
  17. Note 17
  18. Note 18
  19. Note 19
  20. Note 20
  21. Note 21
  22. Note 22
  23. Note 23
  24. Note 24
  25. Note 25
  26. Note 26
  27. Note 27
  28. Note 28
  29. Note 29
  30. Translation notes
  31. Contributors: