CP 02970/en
Robert de Montesquiou-Fezensac à Marcel Proust [début de juillet 1915]
Cher Marcel,
Je ne crois pas devoir vous contredire, quand vous m’écrivez : « chacun aura ses préférences. »[2]
Je ne sais pas à quoi mes « Offrandes » sont égales ; mais je commence à croire qu’elles sont égales entre elles, puisque chacun me dit, en effet, en aimer une qui n’est pas celle dont l’autre m’avait parlé. N’est-ce pas quelque chose comme une justification d’elles toutes ?
Alors, je n’en retranche qu’une, je la remplace, j’en ajoute douze, et le volume reparaît[3] ainsi, porté, comme je l’ai voulu, à deux cents pièces, par cet apport.
Mais la source n’est pas tarie, et j’en composerai encore pour ceux qui les aiment.
Je ne crois pas à votre visite, non que j’en dise, comme Madame Valmore :
Pour être le bonheur, je l’ai trop attendu ...[4]
Mais, si longtemps différée, elle prendrait, aujourd’hui, les proportions d’un « signe dans le ciel » ; il y en a beaucoup déjà[5].
Cependant, j’approuve la volonté de croire probable, même prochain, ce qui ne doit pas être, même quand on sait cela ; c’est la seule façon de tolérer que la vie se permette de finir sans consulter, et de s’achever sans prévenir.
Nous ne sommes, hélas ! pas « gens de revue », comme disent ceux que l’on n’aurait pas toujours choisis pour leur assurer ce brevet.
Je vous ai souvent proposé d’aller vous voir[6] ; vous n’avez jamais paru l’entendre.
De même pour le volume,[7] que je vous ai offert d’envoyer chercher[8].
Lorsqu’on tient aux choses, il ne faut pas faire crédit à l’existence de leur laisser le temps d’advenir ; il faut répéter, comme dans l’histoire de Stevens : « Si vous mouriez, cette nuit ! [9] »
Il y a, entre nous, désormais, un mur de glace. Il contient, retient, maintient des fleurs colorées et fraîches ; on les voit, mais sans les atteindre[10].
Robert de Montesquiou.
1915.