CP 02950/en

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Marcel Proust à Charles d’Alton [après le 12 mai 1915]

(Click on the link above to see this letter and its notes in the Corr-Proust digital edition, including all relevant hyperlinks.)

[1]

102 boulevard Haussmann

Cher Monsieur

J'aimerais bien avoir de vos nouvelles. La dernière fois Madame Foucart à qui j'avais écrit n'a pu m'en donner. Madame d'Alton ne m'a pas répondu. Et comme cette année je n'irai sans doute pas à Cabourg (je vais d'ailleurs être sans doute mobilisé[2]) je resterai, si vous ne m'écrivez pas, sans rien savoir de vous, à qui je pense à peu près tous les jours. Je sais la belle résolution que vous avez prise, avec quelle vaillance vous l'avez soutenue. Que j'aurais aimé, comme l'a pu Bertrand, vous voir dans votre uniforme où vous devez être si charmant et qui doit s'assortir si bien à la couleur de vos yeux. Les Bretonnes doivent murmurer en vous voyant (si vous êtes toujours en Bretagne : « Il est un bleu dont je meurs Parce qu'il est dans les prunelles »[3].) Hélas il y a quelque chose d'autre dont je meurs c'est de la guerre ! Deux amis tendrement aimés dont le premier était pour moi un véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert d'Humières, sont morts de la façon la plus affreuse[4]. Je les nomme seuls parce qu'ils étaient les préférés, mais combien j'ai perdu de parents, d'amis. Et puis maintenant on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on aime tout ce qui se bat, on pleure tout ce qui tombe ! Quand j'ai vu Madame d'Alton à Cabourg[5], je me plaignais parce que je venais d'être ruiné. Que je voudrais l'avoir toujours été et qu'un être comme Bertrand de Fénelon fût vivant. Et vous avez peut-être su qu'avant, mon pauvre Agostinelli que j'aimais tant et dont je resterai toujours inconsolable s'était tué en aéroplane, noyé dans la Méditerranée[6]. Mon ami Reynaldo est en Argonne[7], mon frère à Arras ; mon frère a été cité à l'ordre du jour de l'armée et décoré[8] et en effet depuis le premier jour il n'a cessé de montrer un grand courage mais je suis souvent très inquiet. J'ai passé un mois à Cabourg[9] et au milieu des angoisses de la guerre, on a trouvé le moyen, sans pourtant qu'on puisse imaginer où s'en trouvait la matière, de faire d'invraisemblables potins. Cela m'a fait prendre cette plage en horreur d'autant plus que des personnes pour qui je n'ai que respect et qu'affection les ont largement propagés. (Ceci entre nous deux n'est-ce pas, car vous risqueriez de commettre une complète erreur, tandis que quand nous causerons ensemble je pourrai peut-être vous être bien utile.) J'en reste ulcéré. Mais cette tristesse est bien peu de chose auprès de toutes les autres. Nuit et jour on pense à la guerre, peut-être plus douloureusement encore quand comme moi on ne la fait pas. Même si l'on pense à autre chose, même si l'on dort, cette souffrance ne cesse pas, comme ces névralgies qu'on perçoit dans le sommeil. Je tâche de comprendre les opérations du mieux que je peux, c'est-à-dire guère. Je m'ingurgite chaque jour tout ce que les critiques militaires français ou genevois pensent de la guerre. Ai-je besoin de vous dire que ce n'est jamais sans adresser une pensée pleine de tendre respect à l'homme de grand cœur et de charmant esprit qui voulait bien causer avec moi armée et stratégie dans le Casino de Cabourg. Depuis cet homme-là a réalisé son rêve en redevenant officier. Je l'admire, je l'envie ; mais je voudrais bien savoir comment il va !

Et je le prie d'agréer l'hommage de mon affectueux respect.

Marcel Proust

[10] [11]

Notes

  1. Note 1
  2. Note 2
  3. Note 3
  4. Note 4
  5. Note 5
  6. Voir les lettres de Reynaldo Hahn à Proust [peu avant le 5 mars 1915 ?] (CP 02913 ; Kolb, XIV, nº 24), et de Proust à Robert de Billy [entre le 8 et le 11 avril 1915] (CP 02915 ; Kolb, XIV, nº 26). [FL]
  7. Note 6
  8. Robert Proust a été cité à l'ordre de l'armée le 30 septembre 1914 (voir la rubrique « Citations » de son dossier militaire), et nommé Chevalier de la Légion d'Honneur le 15 avril 1915. Depuis le 11 mai 1915, il dirigeait l'ambulance chirurgicale automobile n° 1, déployée sur le secteur d'Arras. Voir François Goursolas, « Chirurgie et chirurgiens d'une ambulance française en 1915 », Histoire des Sciences médicales, tome XXIV, nº 3/4, 1990, en particulier p. 243 et 246. [FL, PW]
  9. Il s'agit du dernier séjour de Proust à Cabourg, du 4 septembre au 13 ou 14 octobre 1914. [FL]
  10. (Notes de traduction)
  11. (Contributeurs)