CP 02950: Difference between revisions

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<small>(Cliquez le lien ci-dessus pour consulter cette lettre et ses notes dans l’édition numérique ''Corr-Proust'', avec tous les hyperliens pertinents.)</small>
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102 boulevard Haussmann
102 boulevard Haussmann


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Cher Monsieur
Cher Monsieur


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J'aimerais bien avoir de vos nouvelles. La dernière fois Madame Foucart à qui j'avais écrit n'a pu m'en donner. Madame d'Alton ne m'a pas répondu. Et comme cette année je n'irai sans doute pas à Cabourg (je vais d'ailleurs être sans doute mobilisé<ref name="n2" />) je resterai, si vous ne m'écrivez pas, sans rien savoir de vous, à qui je pense à peu près tous les jours. Je sais la belle résolution que vous avez prise, avec quelle vaillance vous l'avez soutenue. Que j'aurais aimé, comme l'a pu Bertrand, vous voir dans votre uniforme où vous devez être si charmant et qui doit s'assortir si bien à la couleur de vos yeux. Les Bretonnes doivent murmurer en vous voyant (si vous êtes toujours en Bretagne : « Il est un bleu dont je meurs Parce qu'il est dans les prunelles »<ref name="n3" />.) Hélas il y a quelque chose d'autre dont je meurs c'est de la guerre ! Deux amis tendrement aimés dont le premier était pour moi un véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert d'Humières, sont morts de la façon la plus affreuse<ref name="n4" />. Je les nomme seuls parce qu'ils étaient les préférés, mais combien j'ai perdu de parents, d'amis. Et puis maintenant on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on aime tout ce qui se bat, on pleure tout ce qui tombe ! Quand j'ai vu Madame d'Alton à Cabourg<ref name="n5" />, je me plaignais parce que je venais d'être ruiné. Que je voudrais l'avoir toujours été et qu'un être comme Bertrand de Fénelon fût vivant. Et vous avez peut-être su qu'avant, mon pauvre Agostinelli que j'aimais tant et dont je resterai toujours inconsolable s'était tué en aéroplane, noyé dans la Méditerranée<ref name="n7" />. Mon ami Reynaldo est en Argonne<ref name="n6" />, mon frère à Arras ; mon frère a été cité à l'ordre du jour de l'armée et décoré<ref name="n8" /> et en effet depuis le premier jour il n'a cessé de montrer un grand courage mais je suis souvent très inquiet. J'ai passé un mois à Cabourg<ref name="n9" /> et au milieu des angoisses de la guerre, on a trouvé le moyen, sans pourtant qu'on puisse imaginer où s'en trouvait la matière, de faire d'invraisemblables potins. Cela m'a fait prendre cette plage en horreur d'autant plus que des personnes pour qui je n'ai que respect et qu'affection les ont largement propagés. (Ceci entre nous deux n'est-ce pas, car vous risqueriez de commettre une complète erreur, tandis que quand nous causerons ensemble je pourrai peut-être vous être bien utile.) J'en reste ulcéré. Mais cette tristesse est bien peu de chose auprès de toutes les autres. Nuit et jour on pense à la guerre, peut-être plus douloureusement encore quand comme moi on ne la fait pas. Même si l'on pense à autre chose, même si l'on dort, cette souffrance ne cesse pas, comme ces névralgies qu'on perçoit dans le sommeil. Je tâche de comprendre les opérations du mieux que je peux, c'est-à-dire guère. Je m'ingurgite chaque jour tout ce que les critiques militaires français ou genevois pensent de la guerre. Ai-je besoin de vous dire que ce n'est jamais sans adresser une pensée pleine de tendre respect à l'homme de grand cœur et de charmant esprit qui voulait bien causer avec moi armée et stratégie dans le Casino de Cabourg. Depuis cet homme-là a réalisé son rêve en redevenant officier. Je l'admire, je l'envie ; mais je voudrais bien savoir comment il va !
J'aimerais bien avoir de vos nouvelles. La dernière fois Madame Foucart à qui j'avais écrit n'a pu m'en donner. Madame d'Alton ne m'a pas répondu. Et comme cette année je n'irai sans doute pas à Cabourg (je vais d'ailleurs être sans doute mobilisé<ref name="n2" />) je resterai, si vous ne m'écrivez pas, sans rien savoir de vous, à qui je pense à peu près tous les jours. Je sais la belle résolution que vous avez prise, avec quelle vaillance vous l'avez soutenue. Que j'aurais aimé, comme l'a pu Bertrand, vous voir dans votre uniforme où vous devez être si charmant et qui doit s'assortir si bien à la couleur de vos yeux. Les Bretonnes doivent murmurer en vous voyant (si vous êtes toujours en Bretagne : « Il est un bleu dont je meurs Parce qu'il est dans les prunelles »<ref name="n3" />.) Hélas il y a quelque chose d'autre dont je meurs c'est de la guerre ! Deux amis tendrement aimés dont le premier était pour moi un véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert d'Humières, sont morts de la façon la plus affreuse<ref name="n4" />. Je les nomme seuls parce qu'ils étaient les préférés, mais combien j'ai perdu de parents, d'amis. Et puis maintenant on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on aime tout ce qui se bat, on pleure tout ce qui tombe ! Quand j'ai vu Madame d'Alton à Cabourg<ref name="n5" />, je me plaignais parce que je venais d'être ruiné. Que je voudrais l'avoir toujours été et qu'un être comme Bertrand de Fénelon fût vivant. Et vous avez peut-être su qu'avant, mon pauvre Agostinelli que j'aimais tant et dont je resterai toujours inconsolable s'était tué en aéroplane, noyé dans la Méditerranée<ref name="n6" />. Mon ami Reynaldo est en Argonne<ref name="n7" />, mon frère à Arras ; mon frère a été cité à l'ordre du jour de l'armée et décoré<ref name="n8" /> et en effet depuis le premier jour il n'a cessé de montrer un grand courage mais je suis souvent très inquiet. J'ai passé un mois à Cabourg<ref name="n9" /> et au milieu des angoisses de la guerre, on a trouvé le moyen, sans pourtant qu'on puisse imaginer où s'en trouvait la matière, de faire d'invraisemblables potins. Cela m'a fait prendre cette plage en horreur d'autant plus que des personnes pour qui je n'ai que respect et qu'affection les ont largement propagés. (Ceci entre nous deux n'est-ce pas, car vous risqueriez de commettre une complète erreur, tandis que quand nous causerons ensemble je pourrai peut-être vous être bien utile.) J'en reste ulcéré. Mais cette tristesse est bien peu de chose auprès de toutes les autres. Nuit et jour on pense à la guerre, peut-être plus douloureusement encore quand comme moi on ne la fait pas. Même si l'on pense à autre chose, même si l'on dort, cette souffrance ne cesse pas, comme ces névralgies qu'on perçoit dans le sommeil. Je tâche de comprendre les opérations du mieux que je peux, c'est-à-dire guère. Je m'ingurgite chaque jour tout ce que les critiques militaires français ou genevois pensent de la guerre. Ai-je besoin de vous dire que ce n'est jamais sans adresser une pensée pleine de tendre respect à l'homme de grand cœur et de charmant esprit qui voulait bien causer avec moi armée et stratégie dans le Casino de Cabourg. Depuis cet homme-là a réalisé son rêve en redevenant officier. Je l'admire, je l'envie ; mais je voudrais bien savoir comment il va !


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Et je le prie d'agréer l'hommage de mon affectueux respect.
Et je le prie d'agréer l'hommage de mon affectueux respect.


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Marcel Proust
Marcel Proust


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<ref name="n1"> La mention de la mort au front de Robert d'Humières situe cette lettre après le 12 mai 1915, date à partir de laquelle plusieurs échos dans les journaux ont relayé cette nouvelle. [PK, FL] </ref>
<ref name="n1"> La mention de la mort au front de Robert d'Humières situe cette lettre après le 12 mai 1915, date à partir de laquelle plusieurs échos dans les journaux ont relayé cette nouvelle. [PK, FL] </ref>


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<ref name="n2"> Proust avait reçu des convocations au Conseil de révision le 8 avril (CP 02930, Kolb, XIV, nº 41 ) et le 10 avril 1915 (CP 05643). Ayant réussi, en produisant un certificat médical (CP 05640) à se faire dispenser de se présenter au Conseil de réforme le 13 avril 1915, il s'attendait néanmoins à être reconvoqué ou visité chez lui par des médecins-majors de l'Armée. [FP, FL] </ref>
<ref name="n2"> Proust avait reçu des convocations au Conseil de révision le 8 avril (CP 02930, Kolb, XIV, nº 41 ) et le 10 avril 1915 (CP 05643). Ayant réussi, en produisant un certificat médical (CP 05640) à se faire dispenser de se présenter au Conseil de réforme le 13 avril 1915, il s'attendait néanmoins à être reconvoqué ou visité chez lui par des médecins-majors de l'Armée. [FP, FL] </ref>


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<ref name="n3"> Citation légèrement inexacte de Sully Prudhomme, « L'Âme », in Poésies. 1865-1866 : Stances & Poèmes, Paris, Lemerre, p. 51, 2e strophe : « Il existe un bleu dont je meurs / Parce qu'il est dans les prunelles ». [PK, FL] </ref>
<ref name="n3"> Citation légèrement inexacte de Sully Prudhomme, « L'Âme », in Poésies. 1865-1866 : Stances & Poèmes, Paris, Lemerre, p. 51, 2e strophe : « Il existe un bleu dont je meurs / Parce qu'il est dans les prunelles ». [PK, FL] </ref>


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<ref name="n4"> Bertrand de Salignac Fénelon, sous-lieutenant au 236e régiment d'infanterie, porté « disparu » dans la Somme le 17 décembre 1914, a pendant plusieurs mois été cru prisonnier ou gravement blessé (voir lettre à Louis de Robert, CP 02921 ; Kolb, XIV, n° 32), avant que la nouvelle de sa mort ne soit confirmée par une annonce nécrologique parue dans Le Figaro du 13 mars 1915 (rubrique « Le Monde et la Ville : Deuil », p. 3). Ces hésitations apparaissent sur son certificat de décès officiel, qui le déclare « tué à l'ennemi » à la date du 17 décembre 1914, tandis qu'une autre main a ultérieurement précisé « disparu ». – Quant à Robert d'Humières, il fut tué au front le 30 avril 1915, mais les journaux ne l'ont annoncé qu'à partir du 12 mai : le Journal des Débats est le premier quotidien à en faire part le 13 mai 1915, rubrique « Échos », p. 2 (journal du soir, paru le 12) ; ce même journal publie le 18 mai un article nécrologique très élogieux (p. 1). Voir aussi Le Figaro, 15 mai 1915 (article nécrologique, p. 3) et 21 mai 1915 (liste récapitulative des « Morts au champ d'honneur », p. 4), ainsi que l'Écho de Paris du 15 mai 1915 (« Morts au champ d'honneur », p. 2). Proust semble n'avoir appris la nouvelle de son décès que par la lecture des journaux (voir sa lettre de condoléances à la Vicomtesse d'Humières, CP 05347 ; Kolb, XXI, n° 495 ; Lettres, n° 406). [PK, FL, FP] </ref>
<ref name="n4"> Bertrand de Salignac Fénelon, sous-lieutenant au 236e régiment d'infanterie, porté « disparu » dans la Somme le 17 décembre 1914, a pendant plusieurs mois été cru prisonnier ou gravement blessé (voir lettre à Louis de Robert, CP 02921 ; Kolb, XIV, n° 32), avant que la nouvelle de sa mort ne soit confirmée par une annonce nécrologique parue dans Le Figaro du 13 mars 1915 (rubrique « Le Monde et la Ville : Deuil », p. 3). Ces hésitations apparaissent sur son certificat de décès officiel, qui le déclare « tué à l'ennemi » à la date du 17 décembre 1914, tandis qu'une autre main a ultérieurement précisé « disparu ». – Quant à Robert d'Humières, il fut tué au front le 30 avril 1915, mais les journaux ne l'ont annoncé qu'à partir du 12 mai : le Journal des Débats est le premier quotidien à en faire part le 13 mai 1915, rubrique « Échos », p. 2 (journal du soir, paru le 12) ; ce même journal publie le 18 mai un article nécrologique très élogieux (p. 1). Voir aussi Le Figaro, 15 mai 1915 (article nécrologique, p. 3) et 21 mai 1915 (liste récapitulative des « Morts au champ d'honneur », p. 4), ainsi que l'Écho de Paris du 15 mai 1915 (« Morts au champ d'honneur », p. 2). Proust semble n'avoir appris la nouvelle de son décès que par la lecture des journaux (voir sa lettre de condoléances à la Vicomtesse d'Humières, CP 05347 ; Kolb, XXI, n° 495 ; Lettres, n° 406). [PK, FL, FP] </ref>


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<ref name="n5"> En 1914, Proust a séjourné à Cabourg du 4 septembre au 13 ou 14 octobre. [FL] </ref>
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<ref name="n6"> Alfred Agostinelli, ex-secrétaire de Proust devenu élève-aviateur, avait péri le 30 mai 1914, au large d'Antibes. (Voir CP 02777 ; Kolb, XIII, n° 126.) [FL] </ref>
<ref name="n6"> Alfred Agostinelli, ex-secrétaire de Proust devenu élève-aviateur, avait péri le 30 mai 1914, au large d'Antibes. (Voir CP 02777 ; Kolb, XIII, n° 126.) [FL] </ref>


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<ref name="n7"> Voir les lettres de Reynaldo Hahn à Proust [peu avant le 5 mars 1915 ?] (CP 02913 ; Kolb, XIV, nº 24), et de Proust à Robert de Billy [entre le 8 et le 11 avril 1915] (CP 02915 ; Kolb, XIV, nº 26). [FL] </ref>


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<ref name="n8"> Robert Proust a été cité à l'ordre de l'armée le 30 septembre 1914 (voir la rubrique « Citations » de son dossier militaire), et nommé Chevalier de la Légion d'Honneur le 15 avril 1915. Depuis le 11 mai 1915, il dirigeait l'ambulance chirurgicale automobile n° 1, déployée sur le secteur d'Arras. Voir François Goursolas, « Chirurgie et chirurgiens d'une ambulance française en 1915 », Histoire des Sciences médicales, tome XXIV, nº 3/4, 1990, en particulier p. 243 et 246. [FL, PW] </ref>
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Latest revision as of 04:18, 30 May 2021


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Marcel Proust à Charles d’Alton [après le 12 mai 1915]

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[1]

102 boulevard Haussmann

Cher Monsieur

J'aimerais bien avoir de vos nouvelles. La dernière fois Madame Foucart à qui j'avais écrit n'a pu m'en donner. Madame d'Alton ne m'a pas répondu. Et comme cette année je n'irai sans doute pas à Cabourg (je vais d'ailleurs être sans doute mobilisé[2]) je resterai, si vous ne m'écrivez pas, sans rien savoir de vous, à qui je pense à peu près tous les jours. Je sais la belle résolution que vous avez prise, avec quelle vaillance vous l'avez soutenue. Que j'aurais aimé, comme l'a pu Bertrand, vous voir dans votre uniforme où vous devez être si charmant et qui doit s'assortir si bien à la couleur de vos yeux. Les Bretonnes doivent murmurer en vous voyant (si vous êtes toujours en Bretagne : « Il est un bleu dont je meurs Parce qu'il est dans les prunelles »[3].) Hélas il y a quelque chose d'autre dont je meurs c'est de la guerre ! Deux amis tendrement aimés dont le premier était pour moi un véritable frère, Bertrand de Fénelon et Robert d'Humières, sont morts de la façon la plus affreuse[4]. Je les nomme seuls parce qu'ils étaient les préférés, mais combien j'ai perdu de parents, d'amis. Et puis maintenant on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on aime tout ce qui se bat, on pleure tout ce qui tombe ! Quand j'ai vu Madame d'Alton à Cabourg[5], je me plaignais parce que je venais d'être ruiné. Que je voudrais l'avoir toujours été et qu'un être comme Bertrand de Fénelon fût vivant. Et vous avez peut-être su qu'avant, mon pauvre Agostinelli que j'aimais tant et dont je resterai toujours inconsolable s'était tué en aéroplane, noyé dans la Méditerranée[6]. Mon ami Reynaldo est en Argonne[7], mon frère à Arras ; mon frère a été cité à l'ordre du jour de l'armée et décoré[8] et en effet depuis le premier jour il n'a cessé de montrer un grand courage mais je suis souvent très inquiet. J'ai passé un mois à Cabourg[9] et au milieu des angoisses de la guerre, on a trouvé le moyen, sans pourtant qu'on puisse imaginer où s'en trouvait la matière, de faire d'invraisemblables potins. Cela m'a fait prendre cette plage en horreur d'autant plus que des personnes pour qui je n'ai que respect et qu'affection les ont largement propagés. (Ceci entre nous deux n'est-ce pas, car vous risqueriez de commettre une complète erreur, tandis que quand nous causerons ensemble je pourrai peut-être vous être bien utile.) J'en reste ulcéré. Mais cette tristesse est bien peu de chose auprès de toutes les autres. Nuit et jour on pense à la guerre, peut-être plus douloureusement encore quand comme moi on ne la fait pas. Même si l'on pense à autre chose, même si l'on dort, cette souffrance ne cesse pas, comme ces névralgies qu'on perçoit dans le sommeil. Je tâche de comprendre les opérations du mieux que je peux, c'est-à-dire guère. Je m'ingurgite chaque jour tout ce que les critiques militaires français ou genevois pensent de la guerre. Ai-je besoin de vous dire que ce n'est jamais sans adresser une pensée pleine de tendre respect à l'homme de grand cœur et de charmant esprit qui voulait bien causer avec moi armée et stratégie dans le Casino de Cabourg. Depuis cet homme-là a réalisé son rêve en redevenant officier. Je l'admire, je l'envie ; mais je voudrais bien savoir comment il va !

Et je le prie d'agréer l'hommage de mon affectueux respect.

Marcel Proust

[10] [11]

Notes

  1. La mention de la mort au front de Robert d'Humières situe cette lettre après le 12 mai 1915, date à partir de laquelle plusieurs échos dans les journaux ont relayé cette nouvelle. [PK, FL]
  2. Proust avait reçu des convocations au Conseil de révision le 8 avril (CP 02930, Kolb, XIV, nº 41 ) et le 10 avril 1915 (CP 05643). Ayant réussi, en produisant un certificat médical (CP 05640) à se faire dispenser de se présenter au Conseil de réforme le 13 avril 1915, il s'attendait néanmoins à être reconvoqué ou visité chez lui par des médecins-majors de l'Armée. [FP, FL]
  3. Citation légèrement inexacte de Sully Prudhomme, « L'Âme », in Poésies. 1865-1866 : Stances & Poèmes, Paris, Lemerre, p. 51, 2e strophe : « Il existe un bleu dont je meurs / Parce qu'il est dans les prunelles ». [PK, FL]
  4. Bertrand de Salignac Fénelon, sous-lieutenant au 236e régiment d'infanterie, porté « disparu » dans la Somme le 17 décembre 1914, a pendant plusieurs mois été cru prisonnier ou gravement blessé (voir lettre à Louis de Robert, CP 02921 ; Kolb, XIV, n° 32), avant que la nouvelle de sa mort ne soit confirmée par une annonce nécrologique parue dans Le Figaro du 13 mars 1915 (rubrique « Le Monde et la Ville : Deuil », p. 3). Ces hésitations apparaissent sur son certificat de décès officiel, qui le déclare « tué à l'ennemi » à la date du 17 décembre 1914, tandis qu'une autre main a ultérieurement précisé « disparu ». – Quant à Robert d'Humières, il fut tué au front le 30 avril 1915, mais les journaux ne l'ont annoncé qu'à partir du 12 mai : le Journal des Débats est le premier quotidien à en faire part le 13 mai 1915, rubrique « Échos », p. 2 (journal du soir, paru le 12) ; ce même journal publie le 18 mai un article nécrologique très élogieux (p. 1). Voir aussi Le Figaro, 15 mai 1915 (article nécrologique, p. 3) et 21 mai 1915 (liste récapitulative des « Morts au champ d'honneur », p. 4), ainsi que l'Écho de Paris du 15 mai 1915 (« Morts au champ d'honneur », p. 2). Proust semble n'avoir appris la nouvelle de son décès que par la lecture des journaux (voir sa lettre de condoléances à la Vicomtesse d'Humières, CP 05347 ; Kolb, XXI, n° 495 ; Lettres, n° 406). [PK, FL, FP]
  5. En 1914, Proust a séjourné à Cabourg du 4 septembre au 13 ou 14 octobre. [FL]
  6. Alfred Agostinelli, ex-secrétaire de Proust devenu élève-aviateur, avait péri le 30 mai 1914, au large d'Antibes. (Voir CP 02777 ; Kolb, XIII, n° 126.) [FL]
  7. Voir les lettres de Reynaldo Hahn à Proust [peu avant le 5 mars 1915 ?] (CP 02913 ; Kolb, XIV, nº 24), et de Proust à Robert de Billy [entre le 8 et le 11 avril 1915] (CP 02915 ; Kolb, XIV, nº 26). [FL]
  8. Robert Proust a été cité à l'ordre de l'armée le 30 septembre 1914 (voir la rubrique « Citations » de son dossier militaire), et nommé Chevalier de la Légion d'Honneur le 15 avril 1915. Depuis le 11 mai 1915, il dirigeait l'ambulance chirurgicale automobile n° 1, déployée sur le secteur d'Arras. Voir François Goursolas, « Chirurgie et chirurgiens d'une ambulance française en 1915 », Histoire des Sciences médicales, tome XXIV, nº 3/4, 1990, en particulier p. 243 et 246. [FL, PW]
  9. Il s'agit du dernier séjour de Proust à Cabourg, du 4 septembre au 13 ou 14 octobre 1914. [FL]
  10. (Notes de traduction)
  11. (Contributeurs)