CP 02892

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Marcel Proust à Madame Scheikévitch [le 9 janvier 1915]

(Cliquez le lien ci-dessus pour consulter cette lettre et ses notes dans l’édition numérique Corr-Proust, avec tous les hyperliens pertinents.)


9 janvier 1915[1]

Madame,

Je ne savais rien ! Je ne me doutais de rien. Je pensais, comme toujours, bien souvent à vous, j'y avais pensé dans les grands chagrins qui ont accablé pour moi l'été dernier[2], qui furent vraiment mon « Avant-guerre » [3], puis depuis la guerre où le cœur angoissé rassemble, ramène à soi les êtres préférés.

Et puis, avant-hier, dans un journal, j'ai vu une liste des membres du Barreau... Et ce nom[4] ! J'ai eu une affreuse terreur mais j'espérais que c'était un même nom. Et maintenant je sais. Je sais que vous, l'être entre tous que je voudrais épanoui dans la plus noble joie, que cet être-là a le cœur brisé, ma pensée ne se détache pas de cette idée, en souffre, voudrait s'en détacher et y revient encore comme on fait, quand on souffre, cent fois le mouvement qui fait le plus de mal. C'est sans doute ce jeune homme que j'avais entrevu chez Larue[5] ? Que j'aimerais vous voir, je suis tellement triste de votre douleur que ma compagnie ne serait une contrainte ni pour vous ni pour moi.

Moi aussi j'ai un frère sur la ligne de feu, les obus allemands ont traversé toute une journée son hôpital pendant qu'il opérait, tombant sur sa salle d'opérations[6]. Il est maintenant en Argonne. Moi j'ai le conseil de contre-réforme à passer et je ne sais si je serai pris ou non. Je mets tout mon espoir en votre fils pour mettre la douceur de sa tendresse et de son charme comme le seul apaisement sur votre détresse. Croyez que je ne cesserai plus de penser à vous avec une tristesse, une affection, un respect infinis. Marcel Proust

[7] [8]

Notes

  1. Le catalogue Andrieux, vente du 12 mars 1928, lot n° 174, indique que cette lettre autographe est datée du 9 janvier 1915. Faute d'accès à l'original, nous ne pouvons vérifier si cette datation est exacte et autographe, ou inscrite par la destinataire. Proust affirmant avoir lu « avant-hier » le nom du frère de la destinataire parmi les mots au champ d'honneur, sa lettre devrait dater du 6 ou 7 janvier (voir la note 4 ci-après). Mais ces inexactitudes chronologiques ne sont pas rares dans sa correspondance. [PK, FL]
  2. Allusion au deuil consécutif à la mort accidentelle d'Alfred Agostinelli, survenue le 30 mai 1914. Dans la lettre à Louis de Robert écrite quelques jours plus tôt (voir CP 02890, note 3 ; Kolb, XIV, n° 1), Proust affirme de même que « tout l'été dernier a été pour moi le plus cruel de ma vie » et désigne également cette période d'intense chagrin comme « [s]on Avant-guerre ». [FL]
  3. Allusion au titre de l'ouvrage de Léon Daudet, L'Avant-guerre : études et documents sur l'espionnage juif-allemand en France depuis l'affaire Dreyfus, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1913. [PK, JE]
  4. Proust se référe, semble-t-il, à une information publiée dans Le Figaro du 4 janvier 1915, p. 3, à la rubrique « Le Monde & la Ville, Deuil », relatant l'hommage rendu au Palais de justice par le bâtonnier aux quarante membres du Barreau morts au champ d'honneur, parmi lesquels figure le nom de Victor Scheikévitch, ancien secrétaire de la Conférence des avocats. La même information, avec une liste de noms moins exhaustive, est donnée par L'Intransigeant du 5 janvier 1915, p. 2, à la rubrique « Nos Échos ». Il s'agit du frère de la destinataire. Parti comme sous-lieutenant au 103e régiment d'infanterie, il fut tué le 15 septembre 1914 à Tracy-le-Val (Oise), peu de temps après avoir été proposé pour une promotion au grade de capitaine. (Voir sa fiche dans la base Mémoire des hommes.) [PK, JE, NM]
  5. Le restaurant Larue, ouvert en 1886, était situé au 27, rue Royale, dans le 8e arrondissement de Paris. [JE]
  6. Voir la lettre à Lucien Daudet du [lundi 16 novembre 1914, ou peu après] qui donne les mêmes informations (CP 02844, et note 10 ; Kolb, XIII, n° 193). [JE]
  7. (Notes de traduction)
  8. (Contributeurs)