CP 02812

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Marcel Proust à Lionel Hauser [dans la nuit du dimanche 2 au lundi 3 août 1914]

[1]

Mon cher Lionel

Je te remercie infiniment de ta lettre. Je sais que sa douceur est sans indulgence mais que sa rudesse n'est pas sans amitié. Je n'ai pas très bien compris, n'étant pas très

expert en choses de Bourse, ce que tu veux dire par « Tiens pour zéro dans ton inventaire les valeurs dont tu es acheteur et s'il ne te reste pas de quoi vivre, sacrifie-les6 ». Bien entendu ne prends pas la peine de m'écrire un commentaire. Dans les terribles jours que nous

traversons tu as autre chose à faire qu'à écrire des lettres et à t'occuper de mes pauvres intérêts qui je te jure me semblent bien dénués d'importance quand je pense que des millions d'hommes vont être massacrés dans une « Guerre des Mondes7 » comparable à celle de Wells, parce qu'il est avantageux à l'empereur d'Autriche d'avoir un

débouché sur la Mer noire8. Je viens de conduire mon frère qui partait pour Verdun à minuit9. Hélas il a tenu à être affecté à la frontière même. Pour revenir à mes valeurs, inutile de me répondre d' autant plus que le marché est suspendu. Quand il reprendra je te demanderai ce que je dois en faire et si ta formule signifiait « n'espérer aucun relèvement et les vendre à n'importe quel prix ». Si dans leur liste lamentable et énorme10 (et d'autant

plus lamentable qu'elle est énorme) je n'ai pas fait figurer 200 Tramways de Mexico (mais je crois bien que je l'ai fait11) ce n'est pas pour te dissimuler une partie de mes fautes alors que je t'ai tout dit. C'est que je les aurai oubliés. Je crois du reste les avoir cités, mais n'étant pas sûr, la vérité m'a été trop

cruelle à t'écrire l'autre jour pour que je risque encore de ne pas te l'avoir dite tout entière. Je te remercie encore et te prie de remercier M.M. Warburg du concours que vous m'avez prêté en cette circonstance et ne sachant pas au juste où sont, où vont, quels risques courent,

dans cette terrible guerre, tous ceux que tu aimes, sois certain que ma sympathie du plus profond du cœur est avec eux et avec toi. J'espère encore, moi qui ne suis pas croyant, un suprême miracle qui arrêtera à la dernière seconde le déclenchement de la machine omni-meurtrière. Mais je me demande comment un croyant,

un catholique pratiquant comme l' empereur François-Joseph, persuadé qu'après sa mort prochaine12 il comparaîtra devant Dieu, peut assumer d'avoir à lui rendre compte des millions de vies humaines qu'il dépendait de lui de ne pas sacrifier.

De tout cœur et bien tristement à toi ,

Marcel Proust

Je garderai d'autant plus aisément les 30 000 qu'ils me sont venus aujourd'hui sous la forme d'un chèque sur le Comptoir d'Escompte13 lequel ne rouvrira plus je suppose d'ici longtemps (je me figure du moins que telle est une des conséquences du moratorium.14)

P.S. J'ai bien reçu de M.M. Warburg[2] 1° un chèque de 20 000 francs3 2° un chèque de 30 000 francs4[.] Pour le second ils m'ont envoyé un reçu tout préparé que j'ai signé. Pour le premier je n'ai pas trouvé de reçu. Aussi en leur envoyant le deuxième reçu des 30 000 j'ai joint une lettre5 leur disant qu'en- dehors de ces 30 000 j'en avais bien reçu 20 000.

Notes

  1. Cette lettre répond à une lettre de Hauser datée du 30 juillet 1914 (CP 02810 ; voir Kolb, XIII, n° 159). Celui-ci, en y répondant le 4 août 1914 (CP 02813 ; Kolb, XIII, n° 162), la désigne comme « ta lettre d'hier » : il a dû la recevoir le lundi 3 août. Proust disant qu'il vient de conduire à la gare son frère qui partait au front à minuit, cette lettre a donc été écrite dans la nuit du dimanche 2 août au lundi 3 août 1914. Les deux post-scriptum ont dû être ajoutés dans la journée du lundi 3 août, après lecture par Proust de son courrier. [PK, FL]
  2. Il s'agit de la banque M.M. Warburg & CO, fondée en 1798 à Hambourg par Moses Marcus Warburg et son frère Gerson Warburg. En 1914, la direction de la banque était assurée par Max Moritz Warburg et son jeune frère Paul. Voir l'historique de la banque, en anglais et en allemand. Proust semble avoir interprété le « M.M. » comme l'abréviation de « Messieurs » (MM.), comme le montre sa correspondance avec Hauser et avec la banque elle-même (voir la lettre de Proust à la banque Warburg, CP 02811 ; Kolb, XIII, n° 160 : « Messieurs » ; et celle de Hauser à Proust, CP 02810 ; Kolb, XIII, n° 159 : « Messieurs Warburg »). [FL]